vendredi 21 mars 2014

HISTOIRES DE COEURS

La littérature observe le champ médical. Les praticiens, leurs usages, leurs activités. Les patients, leurs douleurs, leurs espoirs. La confiante impuissance des uns s’en remettant à la science des autres. Leurs vies respectives quand ils ne sont pas confrontés les uns aux autres. Des histoires de cœurs, le muscle essentiel, le centre des émotions.

 Avoir le cœur bien accroché pour lire le roman de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants (Verticales 2014).
Sentir battre le cœur des surfeurs au milieu des vagues glaciales. Se laisser bercer dans la tiédeur de l’habitacle d’une camionnette, au petit matin, sur une route verglacée. Jusqu’au choc. Simon Limbres, assis entre ses deux copains, se fracasse le crâne contre le pare-brise. Lorsqu’il est amené à l’hôpital en état de mort cérébrale, son cœur bat. Durant les vingt-quatre heures qui suivent l’accident, il battra encore, sera arrêté, prélevé, transporté, transplanté et se remettra à battre dans un autre corps.
Pendant ce temps, autour du corps de Simon Limbres, l’indicible douleur envahit le cœur des siens, la compassion préside à toutes les interventions médicales. Tandis que les parents de Simon se résignent lentement à la transplantation des reins, du foie, des poumons, du cœur – mais pas des yeux – de leur fils, Thomas Rémige, infirmier coordinateur des prélèvements d’organes, pense à son chardonneret chanteur et Virgilio Breva, chirurgien du cœur, s’informe de la composition de l’équipe italienne de foot qui joue le soir même. Puis dans la salle d’opération où sont prélevés les organes de Simon, Thomas chuchote des prénoms à l’oreille de Simon, diffuse le bruit des vagues à travers des écouteurs stérilisés. Juste avant que Virgilio ordonne le geste décisif : clampage.
Maylis de Kerangal livre un roman puissant et magnifique de réalisme, de sensibilité, de profondeur. Elle affronte la technique avec des phrases au ciselet, elle dissèque les sentiments au scalpel. Un grand livre qu’il ne faut pas manquer. Une interview de l’auteure est ici.

 Le cœur est multiple et Anna Enquist en observe l’activité sentimentale dans son roman, Les endormeurs (Actes Sud 2014). Drik et Suzanne sont frère et sœur. Il est psychothérapeute, en deuil de sa femme, Hanna. Elle est anesthésiste et concilie parfaitement sa vie privée et son activité professionnelle. Jusqu’au jour où Allard, un patient de Drik étudiant en psychiatrie, change d’orientation, se tourne vers l’anesthésiologie, travaille dans le service et sous le contrôle de Suzanne. Entre eux se noue une relation dévastatrice. Drik la pressent, l’apprend, mais se tait, sachant le terme inévitable auquel conduira l’analyse.
Drik et Suzanne ont chacun en face d’eux une personnalité qui paraît leur tendre un miroir : Peter, le mari de Suzanne, est formateur à l’hôpital psychiatrique. C’est lui qui encourage Drik à reprendre son activité de psychothérapeute – délaissée lors de la maladie et de la mort de sa femme – et lui envoie Allard. Suzanne a une fille, Rose. Leur relation est chaotique. Rose était très proche de Hanna, sa tante. Elle fuit ses parents, elle s’échappe, comme Suzanne parfois le voudrait pour elle-même.
Dans son roman, Anna Enquist observe ceux qui aident à guérir le corps, les anesthésistes, et ceux qui s’occupent de la souffrance morale, les analystes. Les pratiques de l’anesthésiologie sont parfois démontrées de manière didactique, mais les relations entre les personnages témoignent d’une grande connaissance de l’inconscient : Anna Enquist était psychanalyste.
Ici se trouve une présentation du roman et on peut en lire le premier chapitre sur le site des éditions Actes Sud.


 Quelle vie à la fin de la carrière ? Celle d’Octave Lassalle, ancien chirurgien du cœur, est tissée de solitude. Mais à quatre-vingt-dix ans, au prétexte d’anticiper les effets de la dépendance, il engage quatre personnes, trois femmes et un homme, chargées d’être présentes à ses côtés en une ronde quotidienne. Chacun est en outre investi d’une mission particulière auprès du vieillard et dispose, dans la maison, d’une chambre qu’il peut occuper à sa guise.
Le roman de Jeanne Benameur, Profanes (Actes Sud 2013) va beaucoup plus loin que la simple observation du présent. Bien que chacun des protagonistes conserve la part privée de sa vie actuelle, l’exploration du passé de chacun justifie les raisons de sa présence auprès de l’ancien médecin. Et surtout, ce dernier, confronté à l’approche de sa mort, tente de trouver la paix, le réconfort après les tragiques bouleversements de son existence.
Personne mieux que son auteure ne peut parler en profondeur de ce roman intense. Dans une séquence de l’émission La grande Librairie, Jeanne Benameur évoque longuement et avec beaucoup de justesse les personnages, leurs relations, leurs doutes. Un très beau moment.

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