Déchéance de
nationalité, citoyenneté, état d’urgence, constitution … Le point de vue de l’historien américain Robert Zarestsky paru sur le
site « MEDIAPART ».
Le 6 janvier 2016, le New York
Times publiait
une tribune qui
défendait la France contre elle-même. L’historien Robert Zaretsky, grand connaisseur des heurs et
malheurs de nos républiques successives, s’en prenait à la déchéance de
nationalité. Il voyait là le symbole violent d’un renoncement à ses propres
valeurs.
Le professeur Zaretsky, qui enseigne à
l’université de Houston, est un admirateur d’Albert Camus, auquel il a consacré
deux livres : Albert Camus:
Elements of a Life
(Cornell University Press) et A Life Worth Living. Albert Camus and
the Quest for Meaning
(Harvard University Press). Le second ouvrage se présente sous la forme
d’un portrait moral et métaphysique, à travers les grands thèmes
camusiens : du silence à la révolte, en passant par la juste mesure,
l’absurde et la fidélité.
Robert
Zaretsky aime cette phrase du prix Nobel de littérature 1957, dans Noces à
Tipaza : « Tout ici me laisse intact, je n’abandonne rien de
moi-même, je ne revêts aucun masque ; il me suffit d’apprendre patiemment
la difficile science de vivre qui vaut bien tous leurs savoir-vivre. »
Rien ne
laisse intacte une gauche française qui abandonne tout d’elle-même en revêtant
le masque de l’extrême droite, selon Robert Zaretsky qui rappelle avec cruauté,
dans sa tribune du New York Times, que le projet socialiste d’inscrire dans
la Constitution la déchéance de nationalité intervient 75 ans après que Charles
de Gaulle eut été privé de sa citoyenneté par le régime de Vichy (en décembre
1940). Entretien avec une conscience américaine aux aguets, prête à bien
châtier la France pour l’aimer bien…
Comment
voyez-vous ce qui se passe au sommet d’une Ve République ébranlée
par les attentats ?
Robert
Zaretsky. Étant
donné les convictions politiques de Hollande et Valls, c’est aussi triste que
prévisible. Chez moi, aux États-Unis d’Amérique, vous pouvez renoncer à votre
citoyenneté mais jamais au grand jamais en être dépossédé. On peut vous ôter la
vie (la peine capitale existe encore), on peut vous priver de liberté, mais pas
question de toucher à ce droit constitutionnel qu’est la nationalité, garanti par la Cour suprême depuis 1967. Cet arrêt rompait définitivement avec la
citoyenneté conditionnelle – des dénaturalisations avaient existé, par exemple
pour sympathie avec l’ennemi pendant la Seconde Guerre mondiale. Était au
contraire instaurée la protection absolue de la citoyenneté américaine.
Celle-ci a été placée, grâce à la Cour suprême, hors de portée du pouvoir
politique : ce n’est pas l’État qui est souverain, mais le peuple, dont
l’État n’est que l’émanation.
Un tel
droit, jugé inaliénable depuis bientôt un demi-siècle, est chez nous ancré dans
les esprits, si bien que les candidats républicains aux primaires qui tentent
de mettre sur le tapis la déchéance de citoyenneté, comme Ted Cruz ou Donald Trump, s’avèrent, tout au
moins pour le moment, isolés sur cette question.
Découvrir,
en France, qu’un tel projet de déchéance est porté non pas par le Front
national ou la galaxie Sarkozy – ce qui n’aurait rien d’étonnant – mais par les
socialistes, m’apparaît encore plus grave. Pour moi, comme pour beaucoup de mes
collègues spécialistes de la France contemporaine, les socialistes étaient
identifiés à la République. Or la citoyenneté, en France, est indivisible, au
même titre que la République. Et ce en vertu d’un moment de l’Histoire –
1789-1792 – qui demeure une immense source d’inspiration de par le monde. Que
les forces les plus réactionnaires veuillent, chez vous, revenir sur cette
histoire, rien de plus naturel ; mais que les socialistes prêtent
main-forte à un tel mouvement régressif, rien de plus lamentable !
Ce n’est
pourtant pas la première fois que la gauche française perd le nord…
C’est
effectivement arrivé au moins par deux fois au XXe siècle. Quand les
socialistes français, privés de leur boussole Jaurès, assassiné le 31 juillet
1914, se jetèrent dans la guerre en se fondant dans « l’union
sacrée ». Lorsque Guy Mollet, avec le soutien de François Mitterrand, en
1956, entraîna la gauche française dans le bourbier de la guerre coloniale en
Algérie.
Cependant,
dans les années 1930, il y avait Léon Blum. Et dans les années 1950, un phare
éclairait la gauche, la sauvait de la mort politique qui la guettait, de par ce
refus des compromissions qu’il incarnait : Pierre Mendès France – entre sa
vision de la politique et celle de François Hollande, l’abîme ne cesse de se
creuser sous nos yeux…
Je ne vois
aujourd'hui aucune conscience comparable, capable de faire barrage. Je distingue
au contraire, avec les vagues d’immigration en Europe, de quoi faire prospérer
le Front national et, dans son sillage, Les Républicains de Nicolas Sarkozy,
qui tirent toujours plus à droite la vie politique – malgré la résistance des
voix modérées comme Alain Juppé.
Le monde
occidental vire à droite, immigration ou non…
C’est vrai
que de ce côté-ci de l’Atlantique, le “Tea Party” a transformé le paysage politique au point que les
modérés ou les conservateurs classiques n’ont cessé d’être obligés de réajuster
leur langage et leurs positions. Dans l’État du Texas, où j’habite, il existe
des îlots de libéralisme – comme Austin, San Antonio et Houston – émergeant
d'une vaste mer de conservatisme brutal à la Cruz. L’Amérique vit une forme de
libéralisme assiégé, comme celui qu’avait connu la France d’après la
Restauration : le centre introuvable !
On en
viendrait presque à reconsidérer George W. Bush…
Je continue
de penser qu’il fut une calamité pour mon pays et pour le monde – je conserve
ma gratitude à Jacques Chirac pour s’être élevé, avec Dominique de Villepin,
contre un tel désastre en 2003. Mais il faut reconnaître à Bush – ce qui le
différencie des Donald Trump, Ted Cruz et même de son frère Jeb – une forme
d’empathie dans le secteur social (« compassionate conservatism »).
Cela lui fit prendre des mesures adéquates contre le fléau du sida, ou en
faveur des immigrés illégaux venus du Mexique ou d’Amérique centrale.
Avec le
virage à droite auquel nous assistons depuis moins d’un lustre, je suis frappé
par la difficulté qu’éprouvent les voix de gauche à se faire entendre, pour
tenter d’empêcher la dérive droitière du discours politique, chez nous comme en
France.
Qu’est-ce
qui vous choque le plus, chez Manuel Valls et François Hollande ?
En tant
qu’Américain, m’étonne la volonté de constitutionnaliser – chez nous la
Constitution est sacrée – un état d’urgence, appelé à devenir une sorte de “Patriot
Act” à la
française. Mais un “Patriot Act” figé dans le temps, rendu pérenne, alors que
chez nous le Congrès devait voter son renouvellement tous les quatre ans.
Ce qui me
choque le plus, c’est la rouerie des socialistes français, qui consiste à se
persuader et à vouloir nous persuader qu’il leur faut rester cramponnés au
pouvoir : mieux vaut que ce soient eux qui appliquent le programme de
Marine Le Pen plutôt que Marine Le Pen elle-même ! En se mettant ainsi
dans la position absurde de limiter les dégâts, ils légitiment les dégâts, les
banalisent et les… naturalisent. Ils les rendent inévitables. Ce n’est pas
seulement une erreur politique, c’est un crime moral.
Certains
diront que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais je ne peux que
respecter ceux qui s’élèvent contre une telle dérive : les Piketty, Hamon,
Duflot et même Jean-Luc Mélenchon (qui m’apparaît pourtant comme un baladin).
Aussi nécessaires qu’ils soient, tous ces frondeurs n’ont pas la stature leur
permettant de retenir leur nation au bord du gouffre, comme le firent jadis
Sartre ou Camus, Aron ou Mauriac, et bien sûr “PMF”. Un tel vide français,
aujourd’hui, me consterne. Cependant, comme disait Camus, même s'il n’y a
aucune raison d’avoir de l’espoir, ce n’est pas une raison pour désespérer…
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