Les études philosophiques du président de la
République l'ont porté vers Paul Ricœur et John Rawls. Mais ses propos
récents et -anciens -concordent mal avec de tels penseurs. Depuis Kant,
souvent cité par Paul Ricœur, on sait qu'au cœur de l'éthique il y a le
respect de l'humanité dans tout être humain. " Agis de telle -façon
que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne
d'autrui, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un
moyen. " Une maxime oubliée quand, le 29 juin, M. Macron a osé dire
: " Une gare, c'est un lieu où on croise les gens qui réussissent et
les gens qui ne sont rien. " Après la référence à "
l'alcoolisme " dans le bassin -minier du Pas-de-Calais, et aux
ouvrières bretonnes " illettrées ", le propos est rude.
Pourquoi tant de mépris pour ceux qui n'ont pas réussi selon ses critères ?
Il est vrai que naguère, ministre de l'économie, il
avait lancé, en janvier 2015 : " Il faut des jeunes Français
qui aient envie de devenir milliardaires. " Un étrange idéal, qui
fait du moyen une fin. Passons. La richesse n'est pas coupable, tant qu'elle
ne s'assortit pas de la pauvreté, voire de la misère, d'autres personnes.
Victor Hugo dénonçait, dans Melancholia - Les Contemplations - , un
système " qui produit la richesse en créant la misère ". Tel
était le cas du premier capitalisme, qui n'avait d'autre -règle qu'un profit
sans limites, quoi qu'il en coûte aux hommes et à la -nature. Un capitalisme
auquel nombre de chefs d'entreprise rêvent de revenir en raturant les
conquêtes sociales.
Par ailleurs, voilà que M. Macron vient de traiter
de " fainéants " les personnes qui refusent ses réformes,
mais dont il doit savoir qu'elles ne refusent pas toute réforme. Depuis quand
l'insulte peut-elle tenir lieu d'argument ? Ni Ricœur ni Rawls ne se
reconnaîtraient dans le mépris affiché par le président de la République pour
ceux qui ne pensent pas et n'agissent pas comme lui. Les citoyens qui
s'opposent à ses ordonnances sur le code du travail ne le font pas par conservatisme
de principe. Qu'est-ce que le code du travail, sinon la sédimentation de
conquêtes effectuées souvent dans le sang et les larmes, et par lesquelles le
mouvement ouvrier força le capitalisme à s'humaniser ? Bref, ce code du
travail fit œuvre civilisatrice.
Il fut rappelé alors que l'ouvrier n'est pas un
outil ou une machine, mais un être sensible qui a droit à des égards. En
1847, le bill anglais des 10 heures limita la durée
du travail. Une autre loi interdit le travail des enfants. Et peu à peu
furent codifiées non des entraves pour l'initiative économique, mais des
règles finalisées par le respect de l'humanité, tout aussi efficientes
économiquement, comme l'ont montré les " trente glorieuses "
(1945-1975). On parle pudiquement de " simplification " pour
travestir la restitution programmée d'un pouvoir sans partage aux chefs
d'entreprise. Ce discours trompeur cache l'essentiel. C'est au niveau de
l'entreprise que le pouvoir patronal est le plus fort. En brisant la hiérarchie
des normes, les ordonnances comblent d'aise le Medef. Mais surtout le point
de vue unilatéral qui les anime contrevient à un principe de justice cher à
John Rawls.
Comment promouvoir la
justice -sociale dans la vie économique ? John Rawls répond en proposant une
sorte d'expérience de pensée qui garantit l'impartialité en congédiant tout
point de vie partisan. La voici. Remontons au degré zéro de l'organisation
commune, en ce moment fondateur où des êtres humains décident de faire société.
Quels principes définir ? Afin que ces principes soient justes pour tous les
membres, il faut que leurs auteurs ignorent leur situation future dans la
société à venir (employé/employeur, riche/pauvre, etc.). Ce voile
d'ignorance déjoue tout comportement de classe puisque chacun doit
considérer que n'importe quelle position peut lui échoir. Montaigne avait
ouvert la voie de belle manière : " Tout homme porte en lui la forme
entière de l'humaine condition. "
La politique du
président est donc aux antipodes de l'éthique de Paul Ricœur et de la politique
de justice de John Rawls. La réforme imposée n'a -associé les syndicats
ouvriers que pour les informer, et non pour négocier l'essentiel. Elle est
écrite sous la dictée du Medef, c'est-à-dire qu'elle ne prend en considération
qu'un pôle de ce travailleur collectif qu'est l'entreprise. Par exemple elle
prévoit de limiter les -indemnités de licenciement abusif. A quand la
limitation des parachutes -dorés et des stock-options ?
Par ailleurs, à
rebours de l'apologie ressassée d'une économie internationalisée, les
ordonnances décident de considérer que pour le droit du travail la -situation
de l'entreprise pourra être -appréciée dans le seul contexte national, en
faisant abstraction de son implication multinationale. Sans doute s'agit-il
ainsi de faciliter le jeu du capitalisme mondialisé qui rattrape par la
géographie ce qu'il avait perdu par l'histoire. Les délocalisations régies par
le principe du moins-disant social lui permettront de saccager encore un peu
plus l'emploi et les droits sociaux en France, sans avoir à rendre de comptes.
Dans un de ses
premiers discours en tant que président, M. Macron avait -dépeint une
France rétive à toute -réforme, arc-boutée sur les droits -acquis. Qui une
telle caricature visait-elle, sinon cette France qui, par des luttes
mémorables, a su forger un modèle -social équilibré ? Cette France du -Conseil
-national de la Résistance (CNR) qui -inventa les services publics, véritable
-salaire indirect, et la Sécurité sociale, construite après la Libération par
le -ministre communiste Ambroise -Croizat. Un beau principe y prévaut : que
chacun cotise en fonction de ses moyens et soit pris en charge en fonction de
ses besoins. Solidarité, et non pas soif de milliards. Des résistants
gaullistes, socialistes, chrétiens-démocrates, communistes, avaient alors
décidé de s'unir pour écrire un programme de " jours heureux "
qui joindrait la justice sociale à la libération du pays.
Le 4 octobre
2007, Denis Kessler, alors vice-président du Medef, a déclaré :" Il
s'agit aujourd'hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme
du Conseil national de la Résistance. "Espérons que notre président ne
fera pas sien un tel mot d'ordre. Mais les prémices du quinquennat ont de quoi
-inquiéter. Fainéants, ceux qui entendent sauver le progrès de civilisation que
constitue le programme du CNR ?
Un dernier mot. Jean
Ferrat a évoqué la France d'une tout autre manière que monsieur Macron. Sa
chanson intitulée " Ma France " m'a toujours servi de référence pour
aimer ma patrie. Rappelons-la. " Celle du vieil Hugo tonnant de son
exil/Des enfants de cinq ans travaillant dans les mines/Celle qui construisit
de ses mains vos usines/Celle dont monsieur Thiers a dit qu'on la fusille (…)
/Celle qui ne possède en or que ses nuits blanches/Pour la lutte obstinée de ce
temps quotidien/Du journal que l'on vend le matin d'un dimanche/A l'affiche
qu'on colle au mur du lendemain (…) /Qu'elle monte des mines descende des
collines/Celle qui chante en moi la belle la rebelle (…) /Ma France "
Henri Peña-Ruiz
© Le
Monde du 25 septembre 2017
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jeudi 28 septembre 2017
M. Macron, les " fainéants " et les philosophes
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